Les prêtres hébreux, les magistrats des cités grecques, les sénateurs romains auraient-ils inventé le vice et la débauche ? La vertu serait-elle résolument patriarcale ? Réponses avec le professeur d’histoire ancienne Christian-Georges Schwentzel, dans Un Jour dans l'Histoire. Il est est l'auteur de Débauches antiques – Comment la Bible et les Anciens ont inventé le vice, paru aux Ed. Vendémiaire.
Le terme 'débauche' revêt plusieurs sens. Elle se définit d'abord par le fait de s'écarter de son lieu de travail. Dans un second sens, plus moral, la débauche désigne le fait de s'adonner à des occupations socialement incorrectes, explique Christian-Georges Schwentzel. C'est un écart de conduite. "On peut dire que la débauche est véritablement une notion universelle, dans le sens où toutes les civilisations se sont toujours elles-mêmes définies par rapport à un certain nombre de normes et d'interdits. La débauche, c'est le revers de la médaille, en quelque sorte. Il n'y a pas de société sans vertus que l'on vante, ni sans vices que l'on condamne".
Le contenu de la débauche varie cependant d'une société à l'autre, d'une époque à l'autre. L'adultère, la fornication, même l'inceste ne sont pas toujours définis de la même manière. Partant du support des textes, Bible et sources gréco-romaines, Christian-Georges Schwentzel réalise un inventaire des vices antiques et nous explique quelle fonction ont ces descriptions.
La Bible et le péché d’Eve : la justification du patriarcat
Eve est la première humaine et la première débauchée, si l'on en croit la Genèse. Son péché n'est pas sexuel à proprement parler. Il sera sexualisé par la suite par les auteurs chrétiens, contrairement à la Bible hébraïque. Mais le fait de manger la pomme défendue est un écart de conduite par rapport au plan divin.
Les conséquences sont dramatiques pour le genre humain dans son ensemble, puisque Adam et Eve sont chassés du paradis, et pour le genre féminin, puisque les femmes accoucheront désormais dans la douleur.
"Ce qui est intéressant dans cette histoire du péché d'Eve, c'est la justification du patriarcat, de la domination masculine sur les femmes. Les femmes sont des êtres de désir, des êtres instables, potentiellement dangereux, qu'il faut canaliser. Et c'est la mission que Dieu donne à Adam et à tous les hommes", rappelle Christian-Georges Schwentzel.
Adam et Eve mangeant les fruits interdits – Gravure de Julius Schnorr von Carolsfeld (26 mars 1794 – 24 mai 1872) © Domaine public/ via Getty Images
Le double sens de la prostitution dans la Bible
La Genèse aborde aussi le thème de la prostitution, notamment avec Abraham, qui prostitue son épouse Sarah en échange d'avantages matériels. "C'est notre point de vue actuel, par rapport à notre définition de la prostitution", précise Christian-Georges Schwentzel. Mais dans la Bible, ce n'est pas de la prostitution. On est dans un cas de domination patriarcale : le patriarche peut livrer sa femme à d'autres hommes pour préserver son intégrité physique et ses intérêts d'hommes dominants.
La prostitution n'est condamnable dans la Bible que quand une femme se prostitue d'elle-même - soit qu'elle s'offre à un amant, soit par appât du gain -, puisqu'elle n'est pas réputée maîtresse de son corps, elle appartient à son père ou à son mari. Elle est condamnée alors à être brûlée vive ou à la lapidation.
Certaines prostituées sont cependant considérées comme utiles aux hommes dominants. On le voit avec Rahab, à Jéricho, ou avec Tamar, veuve et belle-fille de Judas, qui se prostituera avec lui.
La Bible : Sodome et Gomorrhe
Dans la Bible, Dieu, alerté par des accusations de débauche portées à l’encontre des cités de Sodome et Gomorrhe, envoie deux anges pour mener l'enquête. Mais ces deux beaux anges sont remarqués par les Sodomites. Pour protéger les anges à qui il a accordé l'hospitalité, Loth propose alors aux Sodomites ses deux filles vierges.
"Ce passage salace de la Bible est intéressant, observe Christian-Georges Schwentzel, parce que cela nous montre qu'il y a une hiérarchisation des crimes sexuels. Il est beaucoup plus grave de sodomiser un homme, surtout un homme dominant comme un émissaire de Dieu, que de sodomiser une femme. Et on peut supposer que sodomiser une fille vierge est moins grave que de sodomiser une femme mariée".
Loth fuit Sodome avec l’ange et ses deux filles, tandis que son épouse est transformée en statue de sel. Gravure sur bois issue de la Chronique de Nuremberg (1432) © Domaine public – via Wikimedia Commons
Les auteurs grecs et romains antiques, comme les rédacteurs de la Bible, se sont employés à mettre en lumière les conséquences désastreuses des comportements vus comme transgressifs.
Chez les Grecs, c'est la vigne qui constitue le fruit défendu, le fuit qui rend fou, selon Hérodote. Le vin est vu comme un 'pharmakon' : à la fois poison et remède.
Chez les Romains, on considère aussi que le vin amollit le caractère, surtout chez les Barbares, les étrangers. Comme le Cyclope, qui ne sait pas boire le vin. Ou comme Hannibal le Carthaginois, piégé par la débauche, au caractère devenu efféminé au contact des prostituées de Capoue.
"La moralité est que la débauche tue l'homme dominant", souligne Christian-Georges Schwentzel.
Le mauvais usage du vin, les banquets, les femmes troublantes,... l'homme doit se méfier de ses propres envies, de ses propres fantasmes. C'est l'ennemi intérieur qu'il faut réprimer.
Bacchanale avec une cuve à vin (vers 1475) par Andrea Mantegna © Domaine public – via Wikimedia Commons
La sexualité chez les Grecs et les Romains : les orgies, pas une tradition antique
La Grèce antique ne condamne pas vraiment la sexualité. À l'image de Zeus au phallus conquérant, les hommes dominants sont de petits Zeus sur terre, dont la sexualité doit être phallique. "Ils doivent être des êtres jouissants et pénétrants, et ils ne doivent surtout pas être pénétrés". Les normes sexuelles sont différentes selon le statut auquel on appartient, selon que l'on soit un être dominé ou un homme dominant.
Chez les Romains, la sexualité n'est pas vue comme une identité, mais comme un ensemble de pratiques valorisantes ou dégradantes. L'homosexualité ou la bisexualité ne sont pas définies en tant que catégories sexuelles.
La prostitution est admise tant chez les Grecs que chez les Romains. Les prostituées sont même intégrées dans la société et reconnues d'utilité publique.
On désigne sous le terme d'orgies les rites pratiqués en l'honneur de Dionysos, le dieu du vin qui fait le lien parfait entre débauche et religion.
"Ces orgies, débauches à la fois de vin, de nourriture et de sexe, sont décrites par les auteurs antiques, mais toujours dans un but moral, pour les condamner", explique Christian-Georges Schwentzel. Il ne faut donc pas croire que les orgies étaient une véritable tradition antique.
Le discrédit des appétits du corps n'a pas été inventé par les chrétiens. Il est déjà présent dans les écrits philosophiques d'inspiration stoïciennes ou sous la plume des médecins. Mais le christianisme introduit une radicalité dans les normes sexuelles des Romains et condamne tout érotisme hors mariage.
Les interdits qui ne concernaient que les femmes mariées sont étendus aux hommes, qui doivent désormais eux aussi respecter le serment de fidélité.
Les chrétiens inventent la notion de fornication, ces relations sexuelles hors mariage. Et Saint-Paul inventera la notion de chair, à partir du terme grec sarx, qui désigne de la viande morte...
► Ecoutez l'entretien complet dans le podcast ci-dessus !
Author: James Monroe
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